"Le philosophe n’obéit ni ne commande. Il cherche à sympathiser » Henri Bergson in La Pensée et le Mouvant
Il serait tentant d’évoquer ici la méticulosité et le souci du détail du travail de Noryuki Muraki, de souligner aussi son rapport à une nature intellectualisée, animaux, plantes, fragmentation colorée ou lumineuse, de rappeler cette intervention minimale où chaque geste semble avoir été mesuré et compté, et comment passer sous silence alors ce goût pour le dessin à l’encre de Chine ?
Mais finalement ce serait peut être rejouer encore, à notre corps défendant, l’aveuglement de l’exotisme.
On l’aura compris Noriyuki est effectivement un artiste japonais.
Et alors ? Car il y a bien plus qu’une spécificité d’origine culturelle dans cette œuvre qui s’adresse à tous et nous parle tant.
En effet, comment nous repérer aujourd’hui dans un monde mouvant qui semble tous les jours donner raison à Bergson, plus qu’à Descartes ?
Morcelé, « en miettes », nos certitudes dogmatiques les plus assurées semblent à l’instar de l’installation de l’artiste : « voler en éclats ».
Le réel tout entier chemine, progresse, s’adapte en abandonnant des pistes, quand il ne fait pas volte face, le tout dans une complexité croissante. « Espace feuilleté », « Théorie des catastrophes », Physique Quantique, autant d’approches épistémologiques déstabilisantes pour qui souhaite s’arrimer aux bonnes vieilles certitudes scientistes fixes et immobiles , évoluant au mieux selon une progression linéaire, quasi historique, en un mot : constante.
A l’inverse, le monde visuel de Noriyuki est avant tout celui d’un jeune homme d’aujourd’hui où les marchés fluctuent, les climats changent comme la géopolitique ou les vérités d’antan.
Or, plutôt que de choisir la voie du renoncement et d’emprunter purement et simplement le chemin de la fantaisie ou de l’ironie cynique ce jeune créateur nous propose de tenter de représenter quand même cette fluidité même du monde, cette « insoutenable légèreté de l’être » dont parlait déjà Milan Kundera, « léger » comme l’inconstance même.
Diffuse, notre perception du vivant que l’on suit à la trace plus qu’on ne l’englobe en le classifiant ; morcelée, la connaissance que nous avons des êtres dont la psychanalyse, entre autre, nous a appris à saisir parfois en creux la teneur de leurs propos ; imaginaire, forcément, toute tentative de cartographie qui immobilise alors qu’elle devrait signifier un monde en perpétuelle évolution. Telles sont en effet les mutations de notre perception d’un mouvant qui ne cesse de nous échapper et dont l’artiste semble vouloir nous parler quand même avec une remarquable rigueur.
En somme, Noriyuki nous incite à appréhender le réel dans sa pluralité et sa vie même, sans le momifier, comme le font si souvent ceux qui, et leur expression dit assez leur erreur, s’entêtent à vouloir le « saisir ».
Le saisir comme pour mieux l’arrêter dans sa course perpétuelle, alors qu’il s’agirait avant tout pour nous de le comprendre sans jamais l’arrêter.
L’œuvre de ce jeune créateur est donc essentiellement contemporaine en ce qu’elle refuse de nous rassurer par des représentations figées en tranquilles assurances mais se mue, au contraire, en entreprise de suivi et d’accompagnement afin de nous faire réfléchir et accepter le caractère éminemment vivant du monde. Toujours en expansion, toujours en évolution.
Il convient donc de nous interroger sur ces éclats de réalité pour se demander s’ils sont le fruit justement d’un éclatement ou le simple instantané d’un mouvement centrifuge, se fuient ils ou se rapprochent ils ?
Et ses dessins qui, semblables à ces colonnes de fourmis, se fraient un passage, opiniâtres et un rien menaçants, et ce, quelle que soient les configurations du bâtiment qu’ils envahissent où nous mène leur course ?
Et enfin, comment se repérer avec de tels tracés géographiques, dans quelle mappemonde nage ce thon cartographié ou ce pays-crevette ? Imagine t on un pays résumé à son alimentation : le japon serait sushi comme nous camembert ?
Rien ne peut plus se présenter comme péremptoire et définitif, les cartes elles mêmes, nous le savons bien, sont brouillées et disent autant le point de vue du cartographe qu’elles ne renseignent réellement sur le pays qu’elles sont sensées représentées.
Ainsi va le réel, la vie et sa connaissance aujourd’hui plus on sait sa vraie nature plus croît en nous le domaine d’incertitude.
Noriyuki est peut être Japonais il est surtout ici scientifique.
Laurent DEVEZE Philosophe, Directeur de Institut Supérieure des Beaux Arts de Besançon/Franche Comté.